Les échos de la résistance : 25 ans après Little Sisters c. Canada
Une librairie devenue champ de bataille
Little Sisters Book and Art Emporium, petite librairie queer de Vancouver, était d’abord un refuge : un lieu où la communauté 2SLGBTQ+ pouvait se reconnaître dans des romans, essais, informations en matière de santé et œuvres artistiques. Pendant plus de dix ans, elle s’est pourtant retrouvée au cœur d’un débat national sur la censure, l’égalité et le pouvoir de l’État. Les douanes canadiennes saisissaient ou interdisaient régulièrement des ouvrages destinés à la librairie sous prétexte d’obscénité—des livres pourtant disponibles dans des circuits hétérosexuels « mainstream ».
En 2000, la Cour suprême du Canada a jugé que ces pratiques violaient les droits garantis par la Charte—la liberté d’expression (art. 2b) et le droit à l’égalité (art. 15(1)). Elle a surtout supprimé la disposition de la Loi sur les douanes qui imposait à l’importateur de prouver que le contenu n’était pas obscène. Désormais, c’est à l’État de démontrer l’obscénité.
La décision n’a pas aboli la possibilité, pour le Canada, de bloquer du matériel réellement obscène, mais elle a rééquilibré le pouvoir en faveur de la liberté d’expression.
Bien plus qu’une simple librairie
Little Sisters, c’était bien plus que des livres. C’était un espace politique, culturel et communautaire qui proposait aussi des textes universitaires, des mémoires, des fanzines et des récits historiques donnant voix à des vies trop souvent effacées. En ciblant la librairie, l’État ne cherchait pas seulement à contrôler des contenus : il contrôlait des identités.
Ce qui rend l’affaire si marquante, c’est qu’elle affirmait que les personnes queer et trans bénéficient des mêmes droits à l’expression, à la dignité et à l’accès à la culture que tout autre citoyen·ne. Elle a créé un précédent sur lequel plusieurs générations ont bâti leur communauté et leur résistance.
La victoire fut toutefois mitigée. En 2006, la librairie est retournée devant la Cour suprême pour demander le paiement anticipé de ses frais juridiques. La Cour refusa, estimant que l’affaire ne satisfaisait pas aux critères d’exception. Cette décision mit pratiquement fin au combat judiciaire, mais l’écho de cette résistance perdure.
Une nouvelle vague de censure ?
Vingt‑cinq ans plus tard, cet écho résonne à nouveau. En juillet 2025, le gouvernement de l’Alberta a annoncé de nouvelles règles visant les ouvrages « sexuellement explicites » dans les bibliothèques scolaires. Le ministre de l’Éducation, Demetrios Nicolaides, affirme qu’il ne s’agit pas d’interdiction, mais plusieurs titres visés sont des récits queer ou trans, tels que Gender Queer de Maia Kobabe ou Fun Home d’Alison Bechdel.
Le parallèle est frappant : encore une fois, un gouvernement trace des frontières subjectives entre le « convenable » et l’« inapproprié », et les histoires 2SLGBTQ+ se retrouvent disproportionnellement de l’autre côté de la ligne. La charge de la preuve devient floue, retombant sur les communautés, les enseignant·e·s et les bibliothécaires qui défendent le droit d’exister ouvertement.
Le pouvoir des récits
La décision Little Sisters n’a pas aboli la censure au Canada, mais elle a proclamé : les récits queer et trans comptent, et la lutte pour les raconter librement vaut la peine d’être menée.
En 2025‑26, alors que la Journée rose choisit le thème ECHO pour célébrer ce quart de siècle de résistance, rappelons‑nous : la censure prend de nombreuses formes, mais la résistance aussi. Parce qu’un livre ouvert peut changer des vies—et les meilleures histoires résonnent bien au‑delà de leurs pages.